Le premier article a permis de cadrer notre réflexion tout en revenant sur la définition de certains concepts fondamentaux. Nous avons notamment montré l’influence de la typologie de l’organisation dans la définition des enjeux de l’innovation.
Dans ce second volet, nous nous attachons à caractériser les enjeux de l’innovation du point de vue des « organisations établies ». Par « organisations établies » nous entendons des organisations ayant des activités existantes qui se distinguent des projets innovants envisagés.
Enjeux économiques
Les enjeux de l’innovation sont régulièrement abordés sous l’angle économique avec, en tête de gondole, le principe de « destruction créatrice » énoncé par Schumpeter en 1942. L’économiste postule que le système capitaliste tire sa croissance de l’innovation apportée par les entrepreneurs. Dans cet « ouragan perpétuel », des mouvements d’innovation vont réussir à percer pour conférer aux organisations porteuses le leadership, voire un monopole temporaire. Ce gain de valeur pour certains acteurs se traduit par une destruction de valeur pour les acteurs historiques du marché. Ainsi en 2016 il ne reste que 12% des entreprises présentes dans le classement du « Fortune 500 » de 1955.
Ce mécanisme s’illustre par l’évolution de la société Parrot. L’entreprise proposait initialement des kits mains libres dans l’industrie automobile, ce qui lui a permis d’atteindre 160 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2006. Pourtant son PDG, Henri Seydoux, a su anticiper la rupture par le bas (Christensen, 1997) qu’allait devoir affronter l’entreprise. Entre la loi de Moore et la « commoditization » de la technologie « bluetooth », il prévoit alors une forte réduction de ses marges. En conséquence, il décide de lancer plusieurs « startups » internes, dont, cinq ans plus tard, émerge le projet de drone civil. En 2015, les drones représentent 200 millions d’euros des 330 millions d’euros de chiffres d’affaires de l’entreprise (pour le cas Parrot, voir « Parrot, les paris d’une entreprise fureteuse », Ecole de Paris du Management, 2016).
Dans les organisations établies » la capacité d’innovation prend d’autant plus d’ampleur que la fréquence de changement de leadership augmente. Prenons l’exemple de l’industrie automobile. De 1950 à 1970 la logique économique est tirée par une demande de « masse » qui se satisfait d’un produit unique (« le client peut choisir la couleur de la voiture, pourvu que ce soit noir », Henri Ford). De 1970 à 1985 la croissance devient « variée ». Les marchés se mondialisent et l’on va chercher à diversifier ses produits pour couvrir l’ensemble des besoins. C’est à partir de 1985 que l’innovation va intégrer la logique économique pour tirer la croissance. Les marchés deviennent saturés (« tout le monde à une voiture ») et pour vendre, il faut se différencier, notamment par la qualité. L’économie bascule pour être tirée par l’offre. C’est également à cette période que le principe de « concept car » apparaît et que la F1, laboratoire de R&D, prend de l’ampleur. Renault concentre son offre sur cinq produits phares (Clio, Espace, Twingo, Laguna, Megane) et adopte une stratégie de lignée. Enfin à partir de 1995 et jusqu’à aujourd’hui, l’innovation s’intensifie et se radicalise. Entre rupture par le bas (Logan, Dacia), véhicules électriques (Zoe), nouveaux services de mobilité (Autolib) et bientôt voitures autonomes, plus aucun pant de l’industrie automobile n’est épargné. Le graphique suivant vient illustrer cette accélération en présentant le nombre moyen de nouveaux produits sortis dans l’industrie automobile chaque année.
Source : C. Midler, « Automobile : les challenges de la compétition par l’innovation », Les Echos, dossier « l’art de l’innovation », 29/06/2006.
Innover dans une « organisation établie » c’est ici adopter une démarche proactive pour prendre l’ascendant sur ces vagues destructrices afin de conserver un avenir économique.
Enjeux sociaux
L’innovation impacte également la gestion des ressources humaines. Travailler sur un projet d’innovation permet de « sortir de sa routine », d’acquérir de nouvelles compétences et parfois de partager sa passion. Une démarche qui s’illustre actuellement par le mouvement des « makers » et les multiples « fablabs » et « hackathons » qui émergent de ces organisations. Les projets qui en découlent, souvent éphémères et de tailles réduites, sont vecteur d’une dynamique entrepreneuriale et collaborative. Par exemple, le projet de « Drone Open Source » sorti du « 3D Experience Lab » a permis à deux passionnés, employés de l’entreprise Dassault Systèmes, de former une équipe interne de six personnes pour amener leur idée du concept au prototype. De son côté, l’entreprise a su tirer profit du projet en le positionnant comme fer de lance de sa stratégie d’ « open innovation » (Chesbrough, 2003).
Les exemples de « success story » internes représentant un nouveau relai de croissance considérable pour une entreprise sont encore anecdotiques. Toutefois, c’est un « hackathon » qui est à l’origine de la
fonction « like » de Facebook, déterminante dans le modèle économique de l’entreprise. Cette démarche de « crowdsourcing » encore artisanale s’institutionnalise progressivement pour s’intégrer à la stratégie de l’entreprise.
Le projet d’innovation représente également une solution au « turnover » des organisations établies. Tout particulièrement pour les « développeurs », qui sont la nouvelle denrée rare de notre économie résolument numérique. Le dilemme actuel du métier est le suivant :
- Choisir l’offre d’un « grand groupe », à la rémunération attractive, au risque d’une charge de travail inégale et de l’utilisation de technologies obsolètes.
- S’engager dans le projet d’une « start up », utilisant les technologies récentes les plus porteuses, au dépens d’une situation financière et sociale stable.
La startup française Crafty propose un compromis à ce choix cornélien. Cette plateforme d’échange de compétences « tech » entre grands groupes et startups sur des missions ponctuelles initie un cercle vertueux. Les grands groupes mettent à profit le temps libre de leurs employés et les startups accèdent à des ressources qualifiées sans assumer une charge salariale permanente. Enfin, les développeurs profitent d’une situation attractive tout en continuant à mettre à jour leur savoir-faire.
L’innovation joue ici le rôle de catalyseur, permettant à l’organisation établie de maintenir et faire progresser ses ressources humaines.
Nous avons vu que l’innovation est synonyme d’avenir économique et social pour l’organisation établie. Cependant l’activité d’innovation, ou encore d’exploration, diffère des activités d’exploitation, ce qui engendre plusieurs problématiques de gestion.
Comment organiser l’activité d’innovation ? Quel modèle de management de projet dans un univers incertain ? Comment expliciter la valeur du projet d’exploration face à l’existant ? Nous aborderons ces sujets dans le troisième et dernier volet.
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